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Jeune et gras
Ji & Gé

La nouvelle était d’importance.

Phil bombarda Grégoire de mails fiévreux. Plusieurs salves. Après deux ans de galère et de petits boulots, il venait de décrocher son premier job. Non seulement il pourrait enfin voler de ses propres ailes, mais, infiniment mieux, ils habiteraient dans la même ville !

Grégoire, c’était son pote. Son pote depuis toujours.

Greg.

A l’école primaire déjà, Phil se plaisait en compagnie de Greg. Et Greg témoignait d’une grande affection pour Phil. Fil-de-fer. Greg n’aimait pas qu’on se moquât de son ami. Peu à peu, il l’avait pris sous sa protection, et vu qu’il était costaud, tout le monde lui obéissait. Phil aussi. C’est ainsi qu’ils avaient grandi, ensemble, au même rythme, main dans la main.

La mère était ravie qu’un ancien condisciple habite dans le voisinage du « petit » et, qui sait ?, puisse veiller sur lui. Le « petit », de vingt-deux ans quand même, fils unique jusqu’ici hébergé par papa-maman, faisait ses premiers pas dans la vraie vie et la grande ville, et, jugeait-elle, n’était pas très affranchi. Grâce à une connaissance, elle avait trouvé une chambre meublée. Aujourd’hui, elle accompagnait son fils pour l’aider à défaire ses valises – et s’assurer quand même que Greg, depuis deux ans qu’elle ne l’avait plus vu, n’avait pas « mal tourné ».

Mais elle savait injustifiées ses craintes de mère attentionnée. Car Grégoire était steward à bord du Bombolla, et d’une fonction si prestigieuse ce petit espiègle ne pouvait tirer que le plus grand profit. Ce luxueux navire de croisière voguait d’îles en îles et revenait mouiller toutes les deux ou trois semaines dans le port tout proche. La mère imaginait des plages de sable blanc et se voyait alanguie sous les cocotiers ; Phil pensait à la piscine et à l’immense salle de muscu où il pourrait mourir d’épuisement. Pour Greg, il s’agissait surtout de dresser et redresser des tables et de servir de l’aube à minuit des plaisanciers qui exploraient plus volontiers les cartes de chaque restaurant du bord que les régions accostées.

Phil piaffait d’impatience de revoir enfin son pote.

Le taxi les déposa.

Greg n’avait pas mal tourné du tout. De plus, il avait appréciablement forci ! La mère l’en complimenta, Phil s’exprima plus crûment, tous trois furent heureux de renouer les liens.

Grégoire occupait un petit studio de rien du tout, sombre et bruyant, et s’en accommodait : il n’y séjournait guère qu’une semaine par mois. Dans cet espace exigü, une large place était réservée aux arts de la table. Un équipement des plus fournis remplissait tiroirs et placards, des ustensiles dont Phil en ignorait jusqu’à l’existence et plus encore l’usage.

Par profession, Grégoire savait ce que faire manger veut dire. Il le démontra et, grisé par l’ambiance des retrouvailles, prêcha d’exemple. Après les entrées, applaudies, et la dinde aux olives, appréciée, ses convives fléchirent au milieu du lapin à la crème, calèrent dans les fromages et cherchèrent refuge dans le sofa ; Grégoire les y poursuivit et les acheva à coups de gâteaux. On savoura plus tard la crème glacée dissimulée sous une montagne de Chantilly, en hâte car l’heure du train approchait, à tel point qu’il fallut renoncer à montrer à Grégoire le nouveau nid douillet de son ami. La mère félicita de nouveau Grégoire pour sa bonne mine, lui fit promettre de « garder un œil sur Phil », mais nul besoin de promesse, cela allait de soi : Greg s’occuperait de son pote.

Dans l’immédiat, tout était prêt pour un bon départ de Phil dans la vie, son costume trois pièces bleu marine, coupé sur mesure s’il vous plaît !, sa chemise bleu ciel et sa belle cravate rouge vif soigneusement disposés sur le dossier d’une chaise dans sa chambre, le réveil réglé, le frigo rempli, les magasins d’alimentation repérés dans le quartier et un petit cadeau remis à sa logeuse en même temps que les trois premiers loyers. Les auspices étaient favorables : n’était-ce pas un petit coup de pouce du sort que Grégoire ait été en ville ce jour-là, alors qu’il embarquait le lendemain après-midi pour trois semaines ?

C’est une mère enchantée qu’ils reconduisirent à la gare. Là, à mesure que s’égrenait le temps et qu’approchait l’heure de la séparation, elle sentit se ternir sa bonne humeur et, lorsque le train entra en gare, chavira d’émotion. Alentour d’eux, de patauds voyageurs entendirent une voix brisée exiger que « Greg veille sur Phil comme un frère » et virent une dame éplorée embrasser « ses enfants ». A l’injonction du chef de train, la mère monta en voiture, elle reparut à une fenêtre, le train s’ébranla, un mouchoir battit longtemps au vent, puis du quai déserté s’encoururent deux garçons rigolards.

***

Phil, donc, se leva à l’heure, s’habilla comme l’on sait, grignota en vitesse et prit le tram vers son boulot. La Directrice des Ressources Humaines, Madame Florence, d’allure sévère, à l’approche de la cinquantaine, archi-sèche de morphologie, vint l’accueillir à la réception et le présenta à tout le personnel, y compris le Directeur Général, y compris le Cuisinier en Chef et tous les marmitons qu’il ne put cependant saluer qu’à la cantonade par les hublots des portes de la cuisine, le Saint des Saints étant inaccessible pour raisons d’hygiène. Puis Phil fut confié à son collègue de travail, qui lui enseigna les premiers rudiments de son métier : magasinier dans une fabrique de plats tout préparés haut de gamme qui avait acheté le droit d’exploiter les recettes d’un cuisinier de grand renom.

Dès le lendemain, Phil vint en T-shirt, jeans et baskets. Il prit goût à son travail, qui consistait à réceptionner les marchandises et à les stocker. Les vivres non périssables étaient entreposées dans des rayonnages, carton par carton qu’il amenait à la demande du Cuisinier en Chef les jours suivants. La chaleur humide était telle en cette saison qu’il suivit les recommandations de son robuste collègue et travailla en short. Egalement sur ses conseils, il pratiqua deux larges ouvertures ovales dans les flancs du T-shirt et en découpa les manches jusqu’au milieu des épaules, et il retroussa les jambes du short aussi haut que possible pour éviter qu’à chaque marche d’escalier la toile ne colle à la peau de ses cuisses moites de sueur : « le confort et la sécurité au travail sont primordiaux », expliquait le magasinier aguerri, très soucieux que le corps de Phil soit bien aéré. Lui-même, plus sédentaire, encodait les entrées et sorties de stock et planifiait les livraisons ; assis entre son écran et un ventilateur, il supportait facilement une chemise à longues manches et un pantalon de flanelle.

L’excellente organisation du magasin rendirent Phil autonome dès les premiers jours. Le travail, très exigeant physiquement, lui plaisait. Il venait fréquemment se désaltérer à la fontaine près du bureau du magasinier, qui l’invitait à s’asseoir un instant et ne voyait nuuuulle objection à ce qu’il ôtât ce qui subsistait du T-shirt. Pour prévenir toute douleur musculaire, il tenait à la disposition de Phil un tube de pommade qu’il se proposait régulièrement d’appliquer aux endroits les plus sollicités. Phil le remerciait de tant de prévenance, l’assurait se sentir bien car familier des salles de muscu, « Ah, vraiment ? », et reprenait sa tâche. En fin de journée, à force de transpiration, le short lui collait aux fesses, et alors le magasinier le rejoignait dans les allées du magasin, lui demandait de grimper à telle ou telle échelle, au pied de laquelle il se tenait « par sécurité », et se faisait lire des séries de codes-barre en prétendant les mémoriser. Phil, trop heureux de terminer sa journée sans plus rien devoir porter, s’astreignait à ce contrôle de routine « ô combien nécessaire » lui répétait son méticuleux collègue. Souvent, le Cuisinier en Chef, lui aussi tout soudain porté sur les codes-barres, sollicitait Phil pour répéter les contrôles « en coups de sonde », mais Phil n’était pas dupe : il percevait que ces deux-là ne se faisaient pas confiance !

Du magasin aux cuisines, de la comptabilité, où remettre les bons de livraison roses, au service expédition, où déposer semblables documents mais de couleur verte, Phil empruntait tous les couloirs de la société et en une à deux semaines il fut connu de quasi tous. Tout musclé qu’il se prétendait être, il exposait sa silhouette de clou au vu et su de chacun ; mais il ne laissait pas grand monde indifférent. Par exemple, quelques dames de l’administration, attentives au petit nouveau, s’inquiétaient qu’il ne tinsse pas le coup ; à la cantine, elles lui conseillaient de reprendre des forces en vue des efforts à fournir au cours de l’après-midi et se rassuraient de le voir, assis parmi ses collègues, manger de bon appétit.

Plus important, Phil attira l’attention de la direction par la qualité de son travail. Il s’acquit également la sympathie du reste du personnel : pour les uns, grâce à sa bonne humeur et sa disponibilité, pour les autres, par son physique avenant – physique au sujet duquel les secrétaires hésitaient toutefois à parler de plastique, tant ce terme, qui évoque quelques sinuosités, s’accordait mal à la stature longiligne et aux muscles fins de Phil.

Au début, on taquina un peu Phil sur sa maigreur. A dire vrai, il avait lui-même attiré l’attention en dévoilant son ancien surnom pour tenter de prévenir les remarques qu’il pressentait sur sa silhouette. La fermeté des quelques muscles dont il s’était échiné à se doter en agitant de la fonte quatre exténuantes soirées par semaine au cours de ces deux dernières années n’y avait rien changé. Pire : les stries qui creusaient ses bras et ses jambes à chaque effort accentuaient la maigreur de ses membres. Maintenant, il se mordait les doigts de tant de naïveté. « Une solide musculature forge un homme, un léger enrobage l’habille à merveille et exprime sa bonne santé », lui avait inculqué sa mère depuis l’enfance. Désespérée de jamais pouvoir le fortifier selon ses vœux, elle s’était résignée à sa sveltesse. « Phil peut vivre avec un déficit pondéral, un jour viendra, avec l’âge, où il s’étoffera de lui-même », avait dit le docteur quelques jours avant son départ du foyer familial. Mais ceci était déjà de l’histoire ancienne.

Quoique ! Au boulot, on continuait à le taquiner, de moins en moins il est vrai, mais il restait quelques irréductibles, sans doute les plus jaloux de son charisme. S’il l’avait voulu, il aurait pu se plaindre de harcèlement. Sans aller aussi loin, il s’en ouvrit à Madame Florence. La Directrice fut sensible aux doléances de Phil. La chose en resta là. Phil décida de ne plus la ramener, il n’était encore qu’à l’essai. Cependant, quelques jours après cette entrevue osée, il nota une rapide raréfaction des sarcasmes suivie de leur extinction subite. Il conclut que cette embellie résultait d’instructions données en aparté par la redoutée Madame Florence.

***

Phil avait trouvé son rythme et terminait sa troisième semaine quand il lut un texto de Greg lui annonçant l’accostage du Bombolla le vendredi après-midi et son repos d’une semaine. Les deux potes se fixèrent rendez-vous pour le soir même, évidemment. Greg attendait Phil à l’arrêt du tram. Ils s’engouffrèrent dans sa chambre. Là, de fil en aiguille, de bouton en bouton, leurs corps exprimèrent ce que leurs lèvres avaient trop longuement tu, et Phil découvrit dans les bras de son ami les joies que procure un corps de garçon tout empli de chair tendre, explora Le Nouveau Monde, goûta à tout, tâta, gémit, flatta, mugit, palpa, glapit, poigna, rugit, se moqua des craquements du lit, éreinta son ami jusqu’en début de nuit.

La faim chasse le loup du bois. Le contenu du frigo de Phil n’inspirait pas vraiment Greg. Ils iraient s’alimenter dehors. Sa logeuse, par le bruit alertée, se mit à l’affût dans le hall. Elle fronça les sourcils en les voyant sortir « si tard le soir ». La nuit se passa chez Greg, autre sujet de préoccupation pour « la vieille », qui en informa le lendemain la mère de Phil, qui appela aussitôt « le gamin », qui parvint à la rassurer grâce à l’intervention de Greg. Tout allait bien. (Ils ne jugèrent pas utile de signaler qu’ils dormaient encore à l’approche de onze heures.)

Greg prépara le petit déjeuner et servit ce qu’il servait à bord, mais avec une motivation totalement nouvelle : les gestes routiniers prenaient ici une résonance qui lui donnait des frissons : nourrir son pote ! Par ses lèvres, par sa bouche, s’introduire dans son corps et s’y répandre jusqu’aux endroits les plus inaccessibles autrement, le chérir, et, avec le temps, l’ « enchairir », l’enduire à son exemple d’une chair enviée : car au plus furtif toucher, Phil frisait l’éruption. Phil, tout heureux de se faire cajoler, ingurgita croissants aux amandes, bananes frites et beignets, crêpes au sirop d’érable, un verre de lait et ça repartit en fromages, chocolat, gâteaux au riz macéré dans la bière. Le frigo de Greg permettait une alimentation infiniment plus élaborée que celui de Phil, du frais, du juteux, du crémeux, et, plus particulièrement à l’attention de Phil, du calorique. Phil mangea torse nu devant Greg. Non pas qu’il fasse si chaud chez Greg, simplement Greg voulait se convaincre du complet remplissage de l’estomac de son pote. Les garçons, l’un rassasié, l’autre repus, tous deux encore affamés de chair vive, reprirent au lit leurs ébats et conversations de la veille : il leur restait tant à se dire et à se dévoiler ! Une bonne fée les avait réunis… Le bonheur commençait.

La bonne fée n’en resta pas là. Greg avait appris que le propriétaire de son studio, possédant divers biens en ville, mettait en location un petit appartement en plein centre, immensément clair, disposé tout en longueur sur une cour calme : un rêve pour jeune couple. Qu’il y ait six étages à gravir ne troubla pas garçons si vigoureux. L’escalier de bois, impeccablement ciré, parfumait toute la cage d’escalier et attestait d’un immeuble soigneusement tenu ; ses marches, usées par des milliers de pas, inspiraient le respect. Le proprio consentit immédiatement au transfert de bail, trop heureux de s’épargner les frais d’agence immobilière qu’il jugeait abusifs.

Phil donna son congé à « la vieille », ils louèrent une camionnette, le dimanche même ils déménagèrent le peu que Phil possédait et le beaucoup plus volumineux de chez Greg. Phil, accoutumé à pareilles manutentions, endossa ses vêtements de travail et prêta un short à son ami. Il était très étriqué pour lui, au point d’être inconfortable lors de certains mouvements ; il s’en accommoda. En suivant Phil dans l’escalier, Greg ne s’étonna plus de la méticulosité du magasinier et, dans l’ordre inverse, Phil parvint à identique conclusion.

Le gardien, l’œil à tout dans sa loge, vint faire leur connaissance, et, voyant les nouveaux locataires plutôt exténués, se libéra un instant et les aida à porter les derniers cartons. Quand tout fut monté, Phil et Greg, épuisés, en nage, s’affalèrent dans le divan, se débarrassèrent de leurs T-shirts et le gardien, très affable, trouva encore le temps de papoter avec eux au risque de se mettre en retard.

Sur la sonnette de l’appartement, ils affichèrent : Filégreg. Une nouvelle vie commençait.

***

Greg, pendant ses quelques jours de repos, prit de son pote le soin que l’on imagine. Il devait reprendre la mer le jeudi matin, à nouveau pour trois semaines. Devinant ardu le travail de Phil, il ménagea la monture les jours suivants, se contentant d’un petit trot vespéral. Pour le reste, il organisa son fief, la cuisine. L’interdiction absolue d’introduire chez Filégreg la moindre trace de fast-food fut décrétée de commun accord.

Fidèle aux engagements solennels pris devant la mère de son ami, il l’étourdit de petits plats de toutes sortes et de toutes natures. Il décelait en lui les qualités d’un fin bec mais s’inquiétait qu’aux fourneaux il soit un véritable manchot. A mesure que sa période de repos s’épuisait, il s’alarmait à l’idée d’abandonner Phil à lui-même, et se peignait un Phil esseulé, désemparé, dérivant pitoyablement sans l’espoir du secours d’une logeuse.

Le mercredi soir, au retour du boulot, une surprise attendait Phil. Greg avait invité la voisine de palier, Mademoiselle Jocelyne ! Une adorable jeune femme, rondouillarde, volubile, foncièrement altruiste. Greg présenta Mademoiselle Jocelyne : auteur de dialogues de romans-photos. Nul besoin pour Phil de se présenter, Mademoiselle Jocelyne en avait déjà été instruite, et par bien plus menu qu’il ne l’imaginait.

Mademoiselle Jocelyne se répandit sur le divan, Greg et Phil approchèrent les fauteuils et ils devisèrent en prenant l’apéritif. Greg pria Mademoiselle Jocelyne à dîner, elle ne pouvait hélas se libérer ce soir-là. On s’embrassa chaleureusement, ses deux jeunes voisins effleurèrent sa généreuse corpulence. Le contact était établi.

Leurs occupations les séparèrent à nouveau. Si, pour Greg, la routine reprenait, il en alla différemment pour Phil. Il fut invité le lendemain par Mademoiselle Jocelyne. Il apporta tous les restes des petits plats de Greg et ils leur firent un sort. Mademoiselle Jocelyne constata que Greg n’avait pas exagéré en qualifiant son ami de solide fourchette et que sa taille fine et son visage maigrichon étaient trompeurs. On se quitta dès que Phil, fatigué par sa lourde journée, réprima un baîllement dont il se sentit gêné. Mademoiselle Jocelyne comprit parfaitement que le jeune Phil ait besoin de sommeil, l’embrassa plus savoureusement encore que la veille et l’invita pour le lendemain. C’est elle qui déploierait ses talents de cordon-bleu.

Une rose à la main, Phil se présenta chez Mademoiselle Jocelyne. Elle l’étreignit, l’œil humide, et la fleur orna la table du dîner. Phil trouva délicieuse la cuisine de Mademoiselle Jocelyne, quoique un peu plus roborative que celle de Greg, et, pour prouver la sincérité de ses compliments, il se laissa resservir jusqu’à finir les plats. Comme la veille, elle s’enivra des récits de Phil, l’histoire de sa vie, demandait si elle pouvait y puiser une source d’inspiration, préférait cependant les anecdotes plus glamour de Greg. C’est ainsi que s’installa l’habitude pour Phil de se laisser nourrir par Mademoiselle Jocelyne.

La mère de Phil, qui, en l’absence de nouvelles, appela « son gamin », fut interloquée par ce ménage à trois, puis finalement conclut des explications détaillées de son fils que « cela » se passait « en tout bien tout honneur » et qu’il ne manquait de rien.

Phil ne voulait cependant pas vivre au crochet de sa voisine. Elle refusa d’entendre parler de quote-part, se disait largement rétribuée par l’inspiration qui lui venait de ses jeunes voisins. Phil, puisqu’il y tenait, apporterait le dessert à son goût, des gâteaux, des chocolats et, à l’occasion, quelques spécialités de traiteur recommandées par Mademoiselle Jocelyne. Parfois, souvent, de manière imprévisible, elle lui laissait sa part – elle devait « se surveiller » –, si bien que Phil hésitait entre prévoir une seule part ou rien du tout : lui-même s’en serait bien passé. Dans le doute, il ne venait jamais les mains vides.

Phil, chaque soir, sur les conseils de Greg, se présentait moulé dans un T-shirt blanc après force pompages pour gonfler ses pectoraux, un T-shirt sans manches pour exhiber la rondeur durement acquise de ses épaules. Sur ceux de Mademoiselle Jocelyne, qui privilégiait la décontraction, il troquait son jeans contre un petit short coupé court : « on était entre soi ». Phil entourait de soins son corps ainsi exposé, et Mademoiselle Jocelyne y était sensible. « Un modèle pour sculpteur », y allait-elle gaiement.

Mademoiselle Jocelyne, chaque soir, scrupuleuse des instructions reçues, entreprenait de faire émerger l’estomac de Phil. Au bout d’une quinzaine de jours, Phil se rendit à l’évidence : à force de se laisser entraîner à manger plus que nécessaire, il produisait un sursaut de chair tendre au bas de l’abdomen. Tant et si bien que se dessinèrent un puis deux petits bourrelets, aussi agréables à l’œil de Mademoiselle Jocelyne qu’à celui du collègue magasinier – et, pour être complet, aux palpations solitaires de Phil. Mademoiselle Jocelyne se réjouissait de pouvoir entourer le corps de Phil de soins plus durables qu’une touche d’eau de toilette.

***

Au retour de Greg, les bourrelets étaient éclos, et solidement accrochés. Phil en était fier, Grégoire s’en délecta. Mademoiselle Jocelyne souriait à leur bonheur.

La vieille balance mécanique de Greg, au zéro capricieux qu’il fallait ajuster à chaque pesée, donnait des indications imprécises, situant Phil autour de 72 kilos. Pas très éloigné, en fait, des 71,1 que le toubib avait noté en présence de sa mère, ni des 70,4 mesurés la veille de son départ, vu l’insistance maternelle, « tout mouillé de la douche matinale ». Un instrument plus précis devenait indispensable. On y pourvoirait.

Greg prépara des agapes pour célébrer son premier retour. Mademoiselle Jocelyne, bien sûr, serait de la partie. Elle vint avec son sourire, sa bonne humeur, une robe froufroutante et une enveloppe contenant, devinez quoi, des invitations pour le salon de l’alimentation, 17ème du nom. Il était réservé aux professionnels, mais Mademoiselle Jocelyne avait finalement pu en dégoter trois par le truchement de son éditeur. Voisins et voisine convirent de s’y rendre le week-end afin de « tout goûter », elle pour découvrir ce que Phil aimait, Greg pour lui ouvrir les papilles et lui donner le goût des innombrables saveurs qu’il méconnaissait, Phil, parce que la chaleur de l’amitié le rendait malléable, que les propos d’alcôve le mettaient dans cette disposition d’esprit et surtout parce qu’empoigner à pleines mains le corps moelleux de son pote l’étourdissait de plaisir.

Le lendemain, la balance de précision fut déballée. Afin de l’inaugurer en grande pompe, Greg prépara un bristol pour Mademoiselle Jocelyne. Il voulut l’agrémenter d’un dessin. Il y en avait tout un choix sur « JG.com » – Ji & Gé pour les visiteurs assidus. Phil, assis derrière son pote et accolé à lui, le papouillait et en concevait une vive excitation, bien perceptible par Greg. Parmi les modèles disponibles, il choisit l’esquisse en quelques traits d’un garçon charnu assis sur le bord d’une piscine, et s’identifia à lui. Le bristol sortit de l’imprimante et fut aussitôt remis en mains propres. La destinataire, qu’on savait peu farouche, fut conviée à La Pesée et informée du cérémonial imaginé par ces garnements. Elle vint en riant de bon cœur, mais s’interrogea néanmoins s’il était bien convenable de dépouiller Phil de tous ses vêtements « devant tout le monde ». Greg tira les rideaux. Mademoiselle Jocelyne demeurait encore interdite. Greg promit de ne pas heurter sa pudeur, ni celle de Phil, ajoutant que, si ça ne tenait qu’à lui, … – mais il ne développa pas. Greg déballa Phil autant que permis et le pesa. 74,2. Wouahhh ! Phil en tomba assis sur le divan, à côté de Mademoiselle Jocelyne, qui s’émut du splendide hommage que lui rendait Phil et se laissa tenter par les inépuisables sensations tactiles vantées par Greg. On ne proposa pas à Mademoiselle Jocelyne de monter sur la balance, pas même sur la vieille, mise au rebut.

Les jours suivants s’écoulèrent sans événement particulier. Si ce n’est que Greg ouvrit sur « JG.com » une page perso où figuraient sous pseudonyme les mensurations principales de Phil, un diagramme temporel de son poids – réduit à ce stade à deux points espacés d’un mois –, et sa photo, bien calé dans le sofa, avantageusement éclairé, prise par Greg à la demande de Phil pour laisser un souvenir à Mademoiselle Jocelyne, et montrant son torse dans sa splendeur plissée.

La veille de la visite de la Foire, Greg restreignit son ami pour lui ouvrir l’appétit et, au jour dit, Phil se prépara soigneusement et s’habilla comme pour aller dîner chez Mademoiselle Jocelyne.

***

Ils allèrent de stand en stand. Mademoiselle Jocelyne et Greg conseillaient Phil et commentaient l’épanouissement dans sa bouche des saveurs jusqu’aux dernières pincées d’herbes exotiques en l’observant mastiquer et déglutir. Phil écoutait, acquiessait, mémorisait ; il mangeait bien. Vint forcément le stade où il n’en put plus. Ils se reposèrent alors à la cafétéria. Greg raconta de fraîches anecdotes à Mademoiselle Jocelyne, toute ouïe. Phil écoutait d’une oreille, sirotait une tisane digestive, et compulsait les prospectus glanés de-ci de-là et annotés de sa main. De temps à autre, il sollicitait un avis, les réponses de deux autres se complétaient. Phil apprenait vite.

Quand Phil se sentit d’attaque, et Mademoiselle Jocelyne reposée, ils s’orientèrent vers les pâtés. Ils prirent place à une table d’un stand digne d’intérêt et se firent servir un assortiment que Phil se mit à nouveau à déguster en marginant sa documentation sous la dictée de ses compagnons. C’est là que Madame Florence les rencontra. Elle ne s’y attendait pas. Ils se levèrent. Les présentations furent faites.

Comme Phil, timide, hésitait à engager la conversation et que Madame Florence ne semblait pressée, Greg l’invita à feuilleter les prospectus rassemblés depuis le matin. Elle constata que Phil vivait entouré de mangeurs avisés qu’une table bien garnie ne rebutait pas et que, manifestement, surtout dans le chef de Phil, moins nettement décelable sur Greg et Mademoiselle Jocelyne, ils avaient vraiment tout goûté à profusion. Elle opina du chef à la lecture des notes manuscrites dont Greg attribua la paternité à Phil. Phil répondit au regard admiratif de Madame Florence par un sourire où elle décela une légitime fierté tempérée par la modestie.

Piquée d’intérêt, elle demanda à prendre place. Phil lui présenta un siège entre Greg et Mademoiselle Jocelyne, et s’assit en face. A ce moment précis, Madame Florence observa que, tout compte fait, Phil n’était pas si décharné qu’il s’était chuchoté au bureau le mois dernier, pas du tout, vraiment pas, elle devina que son douillet enrobage était sain, naturel, raffiné, choisi, entretenu …, qu’il devait exhaler une fraîche senteur sous une eau savonneuse…, puis elle se ressaisit promptement. Elle s’étonna qu’il n’ait pas fait mention lors de son entretien d’embauche de son goût prononcé pour la bonne chère ; elle utiliserait au plus tôt cet argument pour justifier l’engagement définitif de ce jeune homme si sympathique qu’il fallait absolument appâter pour éviter qu’il cherche un autre boulot. On tenait là une perle : un jeune homme porté avec tant de discernement sur les plaisirs de la table devait nécessairement être un dégustateur-né ! Sur sa lancée, elle enregistra au plus vif de sa mémoire que Phil pourrait très bien convenir pour tester certains nouveaux produits de la société. Elle eut soudain honte de la tambouille servie à sa cantine.

On s’accorda pour se revoir le lendemain dès l’ouverture. Phil avait projeté d’emmener Greg à la plage, mais, tant sa mère lui avait enseigné d’entretenir avec la Direction les meilleures relations du monde, il accepta. Phil refusa d’entendre parler de bouffe ce soir-là.

Les deux complices ramenèrent donc Phil et son estomac à l’entrée principale le lendemain à dix heures pile. Madame Florence les y attendait. Préparé comme la veille, Phil se prêta à toutes les sollicitations. Grâce à sa mémoire prompte et fidèle, et un coaching discret, il éblouit Madame Florence dont l’opinion était maintenant définitivement arrêtée. On termina le parcours dans la plus extrême bonne humeur : Madame Florence, émoustillée, s’enhardit même à prendre Phil par la main et à le piloter au milieu des pâtisseries afin d’exalter sa gourmandise avec entrain.

Au retour, Phil, ballonné, rubicond, fut persuadé par son ami et sa voisine qu’il avait produit sur Madame Florence la meilleure impression possible.

Greg reprit la mer le lendemain pour trois longues semaines, mais heureux : d’ici peu, son pote graviterait sur meilleure orbite.

***

Madame Florence poussa la curiosité plus loin dès le lundi matin. Elle se fit remettre, à force d’insistance, la liste des chèques-repas qui indiquaient où et quand ils étaient utilisés. En quelques coups de téléphone, elle apprit qu’un jeune client, sur l’identité de qui aucun doute n’était permis, prenait volontiers conseil avant de choisir parmi les gammes « Mets campagnards », ou « Tradition fermière », ou « Façon Grand-Mère », bref, des produits de la firme concurrente Etiquette Bleue où l’on se soucie peu du total énergétique des ingrédients. A titre de gratification, elle lui fit émettre d’autres bons d’achat, hors contrat pour éviter les foudres du Syndicat et de l’Administration des Finances, utilisables dans quelques magasins d’alimentation raffinée établis dans le quartier de Phil.

Par texto successifs à Greg, morfondu en pleine mer, plus en détails à Mademoiselle Jocelyne, Phil rapporta les heureux développements de leur rencontre à la Foire. Tous deux maintenaient leur certitude d’une prochaine promotion car, argumentaient-ils, « Phil méritait mieux qu’un simple travail de magasinier et sa société se devait de lui ouvrir la voie où il puisse exprimer ses talents et déployer son indubitable potentiel » – rien de moins. Phil rendit donc compte de ses découvertes culinaires à une Madame Florence de plus en plus accueillante, presque maternelle : à n’en point douter, et il la crut sur parole, « le joli teint rosâtre qui gagnait ses joues et le doux ovale qu’elles développaient étaient dus à ces petites gâteries, au demeurant bien méritées ! »

En attendant cette éventuelle promotion et, plus impatiemment, le retour de Greg, Phil travaillait ses atouts avec l’aide de Mademoiselle Jocelyne. Celle-ci ressussitait des recettes aux fortes saveurs grâce auxquelles les populations ancestrales parvenaient à survivre aux périodes de disette.

Si, dans les tout premiers jours de voisinage avec Mademoiselle Jocelyne, il eut été bien malaisé de localiser les bienfaits de son abondant nourrissage, l’enchaînement des causes et des effets était vite devenu patent. Son intensive préparation physique aux repas du soir non seulement développait son buste mais ses muscles pectoraux ainsi irrigués de sang absorbaient plus avidement les riches nutriments dont Mademoiselle Jocelyne le saturait. Pour le reste, la Nature déployait pour Phil le même zèle qu’elle accorde à tout garçon adéquatement nourri : son ventre réceptif se plissait en bourrelets gorgés de graisse fraîche et joyeuse, ses cuisses s’enrobaient et s’évasaient, ses fesses, plus fertiles encore, s’arrondissaient et montaient à l’assaut de ses hanches et lui modelaient une taille bien prise.

La Pesée, fixée chaque dimanche à dix heures précises, au saut du lit, corroborait ses sensations et son rayonnement : 75,6 à mi-parcours de la Foire ; 76,4 dimanche dernier ; 77,6 aujourd’hui. Il n’eut pu le dissimuler, et n’en avait nulle intention. Les résultats étaient immédiatement communiqués à qui de droit et la page sur Ji & Gé mise à jour. Pour la photo suivante, on attendrait le retour de Greg au début de la semaine.

Mademoiselle Jocelyne amenda son jugement artistique : Phil abandonnait les formes sévères de l’athlète asséché par l’effort qu’il exhibait naguère et se dotait d’un torse mamelu et ouaté propre à inspirer les représentations picturales d’un jeune Bacchus. Et lorsque, dans la douceur du soir, elle parlait de flexuosité, d’ondoiement, de vénusté, Phil fermait les yeux et rêvait à Greg, à son corps délicieusement enrobé, matelassé, rembourré, mmmmhh ! En ces instants précieux, il entendait alors un murmure poétiser à son oreille :

« Telles ses plaines alluviales qu’en crue le fleuve de gras limon féconde,
de Phil s’enrichit le corps assoiffé. »

***
Fin de la première partie
***

Source: http://www.bom.com
Category: premiers kilos | Added by: (2013-04-25) | Author: Maaziah Ferniultar E
Views: 4024 | Comments: 1 | Rating: 0.0/0
Total comments: 1
0  
1 Frenchfeeder   (2013-06-11 20:08:21) [Eintrag]
Un régal - et super bien écrit ! cool

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