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Jeune et gras - (suite)
Greg enserra un ami attendri. De joie, il conduisit Phil chaque matin au boulot. Il lui préparait un petit « dix-heures » et un petit « quatre-heures », quelques friandises pour que Phil se sente moins seul dans les allées austères du magasin. Il enjoignait Phil de décliner l’offre de cervelas que le magasinier avait pris la repoussante habitude de lui faire. Il exigeait de Phil un corps pur, à l’image du sien, dont Phil avait acquis profonde connaissance. Ils allèrent aux bains turcs pour faire s’évaporer les fractions légères dues à cette innommable charcuterie qui lui brouillait le teint. Et s’offrir les services d’un masseur, un malabar venu d’îles ensoleillées, qui reparut sous les traits d’un esclave nubien dans un épisode de l’interminable histoire concoctée par Mademoiselle Jocelyne au prix d’un détour échevelé. Livré à mains expertes, Phil fut pétrit jusqu’aux os, quasiment démonté ; la pâte plus profuse de Greg fut brassée à pleines paluches, il y avait matière à transformer une mer d’huile en une houle furieuse. Ils en sortirent « réorganisés », au mot du masseur. Après moult câlineries et gâteries réciproques, Phil dut à nouveau s’arracher des bras de Greg, le dimanche après-midi. Ils étaient tristes et mornes. Cette vie de privations, l’un de l’autre s’entend – car, maigre consolation, si le mot s’applique, Phil avait affiché ce matin-là un ravissant 78,3 –, ne pouvait plus durer. *** Sa décision était prise. Depuis longtemps, Madame Florence était aussi ennuyée que le Directeur Général par les interruptions de travail répétées qu’ils étaient contraints d’accorder au Dégustateur en titre : tous les trois mois, il devait s’astreindre à deux semaines de diète sévère. Le Directeur Général convoqua donc Phil le lundi suivant. Il s’en remettrait à l’avis de Madame Florence, mais il voulait saisir cette occasion pour faire plus ample connaissance avec ce nouveau collaborateur déjà aguerri par quelque deux mois de travail. Le Cuisinier en Chef participerait. Elle craignait ses objections. Pour faire bonne impression, elle conseilla à Phil de revêtir son costume du premier jour. Phil concéda un cran à sa ceinture, s’y reprit à deux fois pour fermer le col de sa chemise, remplit tout son gilet et boutonna le veston de justesse. Sous le porche, le gardien le félicita pour sa prestance inhabituelle. Phil lui promit d’en dire plus à son retour. Phil fit excellente impression. Le Directeur général, aussi lourdes et absorbantes fussent ses responsabilités, se montra très humain et ouvert. Briefé par Madame Florence, il le savait entretenir avec le jeune couple voisin de palier les meilleures relations du monde – Madame Florence, en effet, ayant eu le tact de ne pas les interroger à ce sujet, avait finalement reconstitué les ménages sur base des morphologies constatées. Phil, un peu raide, se tenait droit sur le bord de son siège, flanqué de Madame Florence et de Monsieur le Cuisinier en Chef. Le Directeur posa à Phil quelques questions de routine sur son intégration dans la société, dont il connaissait les réponses. Au début, percevant sa timidité qui le rendait si mignon, Madame Florence lui posa la main sur le poignet afin qu’il se sente plus à l’aise. Animé du même souci de le détendre, le Cuisinier en Chef, que Phil connaissait mieux, tourna son siège vers lui – c’est de lui qu’il s’agit, pardi ! On en vint au fait. Le Directeur Général chaussa ses lunettes et ouvrit un dossier. Phil se cala dans son fauteuil, s’y tassa et sentit son gilet s’étirer. Madame Florence émit un imperceptible soupir et lutta contre ses idées d’eau savonneuse. Le Cuisinier en Chef se félicita d’avoir adopté un bon point de vue. Le Directeur Général reprit l’interview de Phil par des questions ouvertes sur la gastronomie. Phil les éblouit par ses toutes récentes connaissances sur l’alimentation du haut moyen âge. Tudieu !, s’exclama le Cuisinier en Chef, qui promenait son regard d’un bouton à l’autre du gilet de Phil. Invité à développer son propos sybillin, le Cuisinier en Chef se mêla un peu les pinceaux pour expliquer en quoi les connaissances de Phil n’étaient pas que livresques, puis se tira d’affaire en clamant que Phil venait de leur livrer, « toute cuite », une idée géniale pour développer prochainement la gamme Label Bleu destinée à faire concurrence à Etiquette bleue. Le Directeur Général chargea le Cuisinier en Chef de finaliser le dossier dans ce sens. Phil fut donc nommé dégustateur intérimaire – au grand désespoir du magasinier, qui se mit à négliger le contrôle de codes-barres. Phil s’attela immédiatement à son nouveau travail. Il ne jugea pas indispensable, après avoir goûté, mastiqué, salivé, de recracher cette excellente nourriture dans le bassinet du titulaire mis à sa disposition, cela l’écœurait, il préféra déglutir chaque bouchée. Bien entendu, il ne se présenterait plus à la cantine, bien que, si, quand même, pour partager le dessert avec ses collègues et rester en contact avec eux : il ne voulait pas attraper la grosse tête, ce remplacement, après tout, n’était que temporaire. Ses collègues ne craignaient pas tant la grosse tête qu’un petit bidon, l’un risqua un hardi « ferdefil », on en rit beaucoup, un autre l’institua « Commis d’Office », on s’esclaffa bruyamment, au point d’attirer l’attention des Membres du Conseil de Direction regroupés à leur Table qui se réjouirent de voir le personnel se détendre dans la bonne humeur à la pause de midi. Madame Florence leur résuma la conversation du matin et le Cuisinier en Chef y alla d’un : « Fichtre !, nous tenons là un bon garçon qu’il convient de soigner ». Les derniers dubitatifs devinèrent, à l’attroupement qui se formait autour de la table de Phil, qu’à tout le moins le petit nouveau était apprécié, et aux applaudissements, que la décision inattendue recueillait les suffrages du personnel. Ils se joignirent à eux et ovationnèrent Phil. Tant d’encouragements lui mirent le cœur au ventre. Le soir, Phil raconta au gardien les péripéties de sa journée et l’enchaînement des évènements l’ayant conduit à cette affectation. Le gardien admira Phil dans son beau costume, certifia qu’il avait le physique de l’emploi, s’autorisa à rectifier le port du gilet en l’étirant vers le bas et le fit sourire en le tapotant furtivement du revers des doigts. Comme la conversation se prolongeait sous le porche, diverses bribes de cette aimable causette se répandirent le soir même dans les ailes A, B, C et D de l’immeuble. A bord du Bombolla, Greg fut d’abord requinqué par la lecture et la relecture d’une flopée de messages des plus diserts, puis, réduit à contempler Phil en photos prises à bout de bras, il enragea d’être prisonnier en mer et, lors de nuits agitées, se mit à maudire le sort qui le privait de sentir son pote grossir dans ses bras. *** A terre, Phil voguait en eaux plus calmes, mais il était sensible aux tourments de son ami. Il lui proposa, afin de le soulager, une Pesée intermédiaire. Greg fut long à répondre qu’il préférait grimper aux parois de sa cabine et recevoir un choc le dimanche à 10.00 pile. Il en serait ainsi. En attendant la proclamation du résultat, Phil le tint informé des nouvelles facettes de son travail et de sa vie au foyer. Puisque le titulaire avait obtenu le privilège d’un « repos digestif » et l’aménagement à cet effet d’un petit local, cet avantage extra-légal serait octroyé à Phil ; il rédigerait ses commentaires en fin d’après-midi – « à tête reposée », avait également obtenu le titulaire de faire inscrire dans l’avenant à son contrat. Dans les premiers jours, il suivit le conseil du Cuisinier en Chef et pompa sans scrupule sur les travaux de son collègue. Il profita de sa sieste sans état d’âme, et profita. Aux yeux de Phil, et pour sa plus grande fierté, c’est dans le choix des vivres opéré ensemble quo-ti-dien-ne-ment au magasin que se manifestait le plus clairement la confiance que plaçait en lui le Cuisinier en Chef, car en aucun cas il n’eut sélectionné quoi que ce fut, surtout pas dans les rayons supérieurs, sans que Phil, du haut de l’échelle, ne lui eut lu l’étiquetage en entier. La magasinier appréciait peu ces incursions dans son domaine et venait surveiller les prélèvements. Et jamais on ne vit échelle plus fermement maintenue en place. Tante Jocelyne – oh !, elle ne se tenait plus d’aise lorsqu’il l’appelait de la sorte – insistait pour faire la lessive intime de Phil, ses T-shirts et ses petits shorts. La fibre, rétrécie par de longs ébouillantages, exigeait, avant toute position assise, une discrète préparation ; sur son torse, elle s’étirait en formant une cascade de fins plis et la toile, plus sollicitée à l’heure de prendre place dans les sofas du salon, tendait à remonter au fil de la soirée et découvrait une chair évadée de l’emprise du short. Rosie par la chaude lumière du soleil couchant qui embrasait de mille feux un juvénile duvet, cette chair reposée éveillait en Mademoiselle Jocelyne l’envie de réjouir Phil d’une berceuse, et sa voix douce dépeignait un paysage de florissants coteaux où se nourrissait d’humus une herbe tendre pour donner de gras pâturages sillonnés de gorges profondes que le temps creuserait plus profondes encore. L’essentiel des visions de Mademoiselle Jocelyne était transmis à Greg, bien sûr, de même que les arrangements de blanchisserie. Mademoiselle Jocelyne avait prévenu Phil que son vieux jeans élimé s’accorderait mal à ses nouvelles fonctions. Elimé, il l’était ; fatigué, il le devenait ; tendu, les traits tirés, plaisantait le gardien décidément très sympathique envers Phil ; enveloppant jusqu’aux cuisses, qualité primordiale aux yeux de Phil ; rempli à raz bord, débordé, surbooké eut dit Greg. Les avis étaient donc variés, mais ce qui décida Phil, c’est le fait que parvenir à le reboutonner en lever de sieste n’était plus acquis d’avance. Mademoiselle Jocelyne lui conseilla le super-stretch. Ils sortirent rhabiller Phil. A leur retour, le gardien le trouva très séduisant et affecta d’admettre, « maintenant qu’on en parlait », que oui, en effet, Phil semblait avoir acquis très récemment un léger embonpoint, « par ailleurs très seyant, sans contredit », et, en l’absence d’objection, ajouta qu’effectivement, « à deuxième vue », Phil avait « bel » et « bien » grossi. « Et n’est-ce pas tant mieux ? », s’enquit-il auprès de Mademoiselle Jocelyne qui abonda dans ce sens et laissa présager de futurs développements. Phil la gratifia d’un sourire de connivence. Le gardien se précipita dans la brèche et s’abandonna en anticipations : « Une petite retouche supplémentaire ne regarderait que lui et son compagnon, l’important dans la vie est d’être bien en selle. » Puisqu’on parlait fringues, et plus précisément de selle, Phil expliqua combien il aimait habiller serré son petit derrière, « Oh, pas si petit… ! », et l’emballer dans la plus petite taille possible pour mieux le sentir « palpiter ». Le gardien n’en demandait pas tant mais du coup en aurait volontiers réclamé une tonne. Mademoiselle Jocelyne avait pensé que Phil, exempté d’effort au magasin, reposé par sa sieste, n’aurait plus très faim dorénavant. Que nenni ! Phil exerçait de plus belle bras et jambes et torse et dos, en profondeur, sans espoir ni intention de faire affleurer ses muscles. Ainsi se présentait chez elle à l’heure du dîner un beau jeune homme, fort, affamé, vorace… Aucun risque de surcharger la barque ! Phil absorbait autant qu’auparavant et s’en remettait à la nature pour modeler sa musculature et répartir le surplus à sa guise. Quant à Greg, perdu au large, il reçut, en temps et heure, le choc espéré : 79,6. Il rentrait le vendredi, tout excité. Il avait soigneusement étudié la page perso de Phil et superposé aux points successifs une courbe de régression dont l’extrapolation promettait merveille. Bientôt, pensait Greg, son pote serait bon pour la casserole. Disons : encore meilleur. Mais de graves nouvelles l’attendaient. *** Phil étant au travail, Greg rendit visite à Mademoiselle Jocelyne . Elle avait un air chiffonné. « Aurait-il maigri ? » « Certes non ! » « Que cause donc tant d’alarmes ? » Mademoiselle Jocelyne lui détailla quelques développements récents de la vie de l’immeuble, dont Phil lui-même ne connaissait qu’à peine les premiers mots. Les filles de son âge l’appelaient « le petit chaton » et toutes s’accordaient à le trouver « trognon » mais tellement indécis à leur endroit ! Cela, Greg le savait et ne s’en chagrinait nullement. Les parents estimaient normal que ce jeune homme tâtonnât pour trouver son chemin dans les arcanes de la vie, et que leurs filles le tâtassent minutieusement afin de déterminer les intentions de ce possible prétendant. De l’intérêt que lui portaient ces filles – et l’un ou l’autre garçon, eut ajouté le gardien – à devenir le gendre idéal, il n’y eut qu’un pas, et le plaisant beau grand jeune homme du 6ème D gauche devint la coqueluche de l’immeuble. Les garçons délaissés demandaient anxieusement ce qu’il avait de plus. De questions en réponses, principalement glanées sous le porche, on passa du froid au tiède puis au chaud, pour aboutir enfin à ce qui rendait Phil « chaud bouillant », et elles alors de les narguer : « avec lui, elles ne risqueraient pas de s’érafler la peau ! » Le gardien leur donnait entièrement raison. Il moissonnait les plus laudatives des opinions entendues « bien malgré lui », et y donnait un écho enjoué. Tant de bruit réveilla les grincheux professionnels. Le gardien, aux yeux de qui rien n’échappait, aux oreilles de qui tout revenait, eut soudain vent de « calomnies éhontées » : l’escalier D serait plus souvent ciré que les autres… ! Il rapporta ces « monstrueux mensonges » à quelques membres du Conseil de Gérance, indifférents et pressés, et, un voile dans les yeux, à Mademoiselle Jocelyne, plus attentive vu qu’elle avait efficacement contribué à son engagement. Le sang de Mademoiselle Jocelyne ne fit qu’un tour, elle trempa sa plume dans le fiel et placarda aux valves de chaque aile un avis bien senti qui réduisit au silence ces mégères insatisfaites : les quatre escaliers y étaient réputés équitablement briqués – bien qu’à la vérité la dernière volée du D ressortisse plus lustrée, reconnut le gardien, une fois la tempête calmée, à une Mademoiselle Jocelyne embarrassée, « mais qui d’autre que vous trois et moi-même monte jusque là, dites-moi ? ». Des sarcasmes plus ciblés suintèrent ensuite. Pour épargner le gardien dont il importait de se ménager les bonnes grâces, ils se concentrèrent sur le 6ème D, autant gauche que droite. On voyait bien, depuis peu, le gardien monter plus souvent les courses étrangement volumineuses de Mademoiselle Jocelyne. Et on savait pertinemment, au vu des fenêtres alternativement éclairées et plongées dans le noir, qu’au 6ème D se tramaient certaines choses. Les bruissements furent pernicieux. Ils tendaient à établir que « ce jeune jouissif » donnait en spectacle l’« influence » qu’avait sur lui sa voisine. Dans ce domaine, le gardien n’était pas en manque de réparties : à ses yeux, Phil se fortifiait, tout simplement. Et à quiconque l’en trouvait très au fait, il rétorquait vivement : « Et alors ? » Parfois, la conversation s’envenimait : « Si on ne mettait pas un terme à ses agissements, et à cause de ces sottes histoires d’éraflures, elle entraînerait tous les garçons de l’immeuble dans la même voie. » « Où serait le mal ? », répliquait-il malignement. Greg écoutait, abasourdi, et déjà pensait à déménager. Mademoiselle Jocelyne l’en dissuada. Lorsqu’elle le sentit prêt à entendre la suite, elle demanda à poursuivre. « Quoi donc encore ? » « Eh bien, que coincé entre le garçon un peu enveloppé qu’on ne voyait pas très souvent et cette Mademoiselle Jocelyne qui prenait beaucoup de place dans l’immeuble, ce jeune homme ne pouvait que s’adapter pour ne pas se faire écraser. » Textuellement, avait affirmé le gardien. Elle-même opposait bonne figure à ces vilenies, mais elle se chagrinait qu’on s’en prisse « cauteleusement à de si gentils garçons et surtout au plus frêle », selon les termes indignés du gardien. Les potins prirent ensuite une tournure plus acrimonieuse : « Phil, le petit chaton, aurait été engendré par ce gros matou de vagabond de chat de gouttière et la grosse chatte sédentaire dont on ne connaissait que trop bien les écrits licencieux. » Là, Mademoiselle Jocelyne avait pris feu. Bien secondée par le gardien, elle identifia les trois ou quatre pisse-vinaigre et se fendit de missives acérées. Elle vit dès le lendemain avoir visé juste. Cernées par le gardien et l’influente Mademoiselle Jocelyne, toujours très documentée aux Assemblées Générales, les mauvaises langues se turent. Mieux ! L’ensemble des jeunes de l’immeuble se liguèrent en une pétition féroce, sans que Mademoiselle Jocelyne eut à intervenir dans sa rédaction, elle le jurait. Ils obtinrent la signature de parents impressionnés par la sérénité qu’avait affichée Phil tout au long de cette bourrasque, et qui, alliée à l’avenante silhouette qu’il avait continué à faire fleurir malgré ces temps difficiles, plaidait en son honneur et contribuait à le poser en garçon très mature. Face à un tel barrage, les râleurs débusqués se recroquevillèrent. Phil redevint le sujet de conversations plus amènes. Et, le soir, l’on vit à nouveau les filles s’alanguir à leurs fenêtres et se téléphoner longuement leurs frissons. Et quelques garçons s’interroger encore sur ce qui leur manquait pour plaire. Greg en savait assez. Il se posta tout l’après-midi sous le porche et fit connaître à la ronde que Phil n’était pas à marier. Lui non plus, d’ailleurs. Sans le vouloir, il fit d’aucunes pleurer à chaudes larmes, et sans le savoir, il soulagea d’aucuns d’un bon poids. Il fit promettre à chacun de laisser « le petit chaton » à l’abri ces racontars qui déjà relevaient du passé. Greg émut par sa sincérité et un large accord de dégagea : Phil avait bonne conscience, il progressait dans sa vie et sa carrière, on l’encouragerait à aller de l’avant. « Et du derrière et de partout à la fois », réclamait le gardien. Le calme revint, le ciel se dégagea. Au final, Mademoiselle Jocelyne était rassérénée d’avoir pu épargner à Phil d’aussi stériles méchancetés, « de viles médisances, d’ignobles perfidies », la reprit le gardien. Par ailleurs, il ne lui déplaisait pas que cette tempête ait donné quelque publicité à ses œuvres, et elle remit chaque semaine au gardien un exemplaire de « sa » revue pour le remercier de son aide. Le soir même, Greg et le gardien dressèrent des tréteaux dans la cour, Mademoiselle Jocelyne garnit les tables de fleurs et d’amuse-gueules, ils invitèrent tous les pétitionnaires. Phil fut agréablement surpris par cette petite party improvisée et la chaude et sereine ambiance qui régnait dans l’immeuble. Il reçut en cadeau un joli T-shirt, couleur miel, étroitement ajusté selon son goût. Sans faire de manières, il retira le sien pour enfiler le nouveau, la cour retentit d’exclamations admiratives, le cercle se referma sur lui jusqu’à le toucher, et il distribua les embrassades, rouvrant à son insu de douloureuses cicatrices. Le T-shirt portait deux chiffres énigmatiques, l’un de chaque côté : 8 et 0. Le gardien déchiffra promptement cette énigme. Facile ! Le tracé de ces chiffres ne figuraient-ils pas la silhouette stylisée de Phil ? Pour Greg et Mademoiselle Jocelyne, il s’agissait de célébrer dans la joie la récente conquête par Phil de ses quatre-vingts kilo tout rond. Le surlendemain, Phil atteignait un autre sommet, le 81,1, fêté celui-là dans l’intimité. Greg le gravit à mains nues par une face lisse et enfonça profondément dans la première anfractuosité venue la sienne hampe de drapeau. Tonnerre de Brest, fit-il d’un air mystérieux, quel beau temps ! Quel beau temple !, le corrigea Phil. *** Greg, encore transi d’émotion, protégea Phil indéfectiblement, la materna, le conduisit au boulot et l’en alla rechercher pour attester, si besoin en était encore, qu’ils n’étaient pas cœurs à prendre. Au bout de la semaine, Greg pouvait repartir, l’âme en paix. Mademoiselle Jocelyne veillerait au grain. La vie reprit son cours. Phil fit preuve d’initiative dans le genre littéraire ordinairement très guindé de la critique gastronomique. Aux commentaires obligés et quelque peu convenus, il ajoutait sans fard ses propres sentiments, dont voici des extraits : « la plénitude suscitée par la vue d’une portion généreuse », « le désir engendré par chaque bouchée d’en déguster une autre », et, plus audacieux, « les frissons qui l’envahissaient en cours de repas », « l’importance d’un siège moelleux et d’une assise adaptée au lent épanouissement du corps de manière à satisfaire l’envie bien légitime de se resservir une fois l’assiette vide », « l’exquise volupté qui gagnait peu à peu le vrai gourmet à l’approche de la satiété », et encore : « l’indulgence accordée en toute quiétude pour un petit excès de table vu la parfaite digestibilité des ingrédients », et, hors sujet, par quel type de dessert clôturer ce festin pour « bénéficier plus agréablement d’une longue digestion ». Un lecteur de romans-photos eut sans doute reconnu la plume inspirée de Mademoiselle Jocelyne. Le Conseil d’Administration fut sidéré de lire pareils commentaires. Le Cuisinier en Chef fut le meilleur avocat de Phil. Non seulement le goût de Phil était sûr, mais le caractère novateur de son imagination permettait de valoriser la nouvelle gamme ; il suffisait d’élaguer quelques audaces de vocabulaire, mais Phil disait vrai ! Il s’échauffa, devint lyrique : pour la Société, Phil avait la valeur d’un pur-sang – « au sperme convoité » murmura le Financier. Le Cuisinier en Chef resta songeur. Cette grivoiserie valut au profanateur les foudres de Madame Florence. Le silence se fit. Le Directeur Général jugea aventureux de surprendre à tel point la clientèle ; d’ailleurs, le dégustateur en titre rentrait dans deux jours. On féliciterait Phil, on conserverait ses travaux aux archives et on poursuivrait comme à l’accoutumée. Le lundi suivant, le Dégustateur revint donc, aminci. Il lut la prose de son remplaçant et s’esclaffa. « Ce maigrichon de freluquet ne manque pas d’air ! », fit-il savoir à Madame Florence. Le ton monta entre eux. Il maudit Fil-de-Fer et s’attira une remontrance « qui sera consignée au dossier personnel ! », hurla-t-elle. Le Dégustateur quitta le bureau de Madame Florence de fort vilaine humeur. Dans son irritation, il rata une marche, se rompit la cheville au bas de l’escalier et se trouva immobilisé pour deux mois. Le Conseil d’Administration se réunit d’urgence. On parla plus explicitement de Phil. Madame Florence eut quelque peine à réconcilier ses assertions premières sur le métabolisme rapide de Phil qui devait l’immuniser contre toute prise de poids, à l’en croire, et l’évidente réalité : Phil épaississait. Le Cuisinier revint à la charge avec sa volubilité coutumière : il voyait, lui, d’un très bon œil que Phil s’étoffa un peu, car, dans cette fonction, il importait de convaincre, de faire « voir et savoir ». Car, ajoutait-il, c’est précisément l’aspect évolutif qui comptait. Il empiéta sur les prérogatives du Commercial en proposant d’envoyer Phil en clientèle pour montrer qu’il s’enveloppait. En s’épanouissant, il exprimait sa bonne santé et vantait les mérites de la nouvelle gamme. Et comme le principal intéressé n’avait pas l’air de s’en émouvoir, tout allait bien. Cette fois, il fallait trancher. Le Directeur Général accorda une semaine de réflexion aux Membres du Conseil et un congé exceptionnel à Phil qu’il hésitait à renvoyer au magasin dans l’intervalle. Le Financier demanda sur quel poste imputer ce congé. Le Cuisinier en Chef proposa le budget publicité. Le Commercial se récria. Le Financier, très énervé, soutint qu’il fallait sur-le-champ « trancher dans le lard ! ». Les relations déjà tendues entre le Financier et les Ressources se détériorèrent encore. *** Cette semaine de congé tombait à point nommé, Greg rentrait le mardi. Il serait récompensé pour sa patience. Dès la semaine dernière, à 82,1, il eut été payé « chair », l’avant-veille, à 83,2, il l’eut été grassement et aujourd’hui, plus libéralement encore. Phil attendait Greg, épandu sur le lit, nu, prêt à se laisser immoler. Il lui avait promis d’endurer docilement tous les supplices exquis annoncés : le broyage des membres, le laminage sous son corps, le lourd carcan de ses cuisses, l’écartellement des fesses, l’étouffement, le pal, autres trucs, tout ! Phil attendait confiant – quoique, après trois semaines d’abstinence, Greg risquait d’être déchaîné. A la vue de Phil, Greg se ramollit, et ils s’aimèrent comme coquins. Trop souvent et trop longtemps sevrés l’un de l’autre, les deux amis se retirèrent chez eux plusieurs jours d’affilée. Phil se gava de Greg et Greg gava Phil en retour. Il s’ouvrit entièrement à lui. Il voulait que Greg insufflasse sous son épiderme plusieurs strates bien épaisses, et chacune lui fut administrée tout d’un jet. Il se laissa fourrer, farcir, larder, garnir. Il se laissa bonifier, boudiner, poteler, peloter. Greg lui préparait une tisane soporifique et l’admirait s’ensommeiller. Couvé par Greg, Phil muait. Il mûrissait. Il grossissait. Il engraissait. Il s’engraissait au lit. Au réveil, il remettait à son ami l’industrie d’homogénéiser sa pulpe vierge par de profonds malaxages. Greg l’ouvrageait et le façonnait, il le chipotait et le besognait. Du métier sortit un Phil lissé, soyeux, velouté, onctueux. Beau à croquer – ce qui eut été dommage (voire indigeste). Abrités de toute préoccupation autre que celle d’admirer sur eux les reflets des infinies marques d’amour qu’ils se prodiguaient, ils savouraient pleinement ces instants de délices dans un cocon molletonné de quiétude et de chair bientôt grasse à point. Phil mit rarement le nez dehors durant ces journées de Délices Sybaritiques – plaisant euphémisme dû à l’érudition de Mademoiselle Jocelyne. Il faisait sa promenade quotidienne dans la cour, badinait avec le gardien friand de nouveautés, qui put faire de lui, de jour en jour, plus ample connaissance. Phil rejoint Greg dans la splendeur de ses 88,8, et ils s’y maintinrent (« se surveillèrent »), suivant ainsi les conseils de Mademoiselle Jocelyne. *** Greg avait beaucoup réfléchi au cours de ce dernier séjour en mer ; il en était revenu convaincu de la viabilité de l’ambitieux projet préparé de longue main par Mademoiselle Jocelyne. Phil s’y rallia. Depuis plusieurs mois, en sus de son roman-photo qui se poursuivait sans faiblir ni vouloir se conclure, Mademoiselle Jocelyne déversait dans « son » magazine une prose innovante, calquée sur la vie, romancée, de ses jeunes voisins, qui faisait un tel tabac que la ligne éditoriale s’en trouva infléchie. Le magazine racheta Ji & Gé et élargit son audience. Phil fit ses adieux à Madame Florence, au Cuisinier en Chef et à tous les autres, Greg au Bombolla et son équipage. Phil fut nommé rédacteur en chef-adjoint, et Greg photographe. Greg resta en contact avec son ancien employeur, qui l’invita à organiser de longues croisières inspirées du vécu de Phil. Le succès fut immédiat. Mademoiselle Jocelyne puisa à cette intarissable source une inspiration de plus en plus débridée pour le plus grand bonheur des plaisanciers. Le premier numéro du magazine nouvelle série titra sur l’avènement d’un jeune dieu, le dieu de l’abondance, au sourire joufflu : en première de couverture, la bonne bouille de Phil, en quatrième, la bonne bouille de Greg. En pages intérieures, on pouvait admirer l’évolution de Phil, tel qu’effeuillé pour ses Pesées Dominicales, et en encart, un Phil resplendissant, son ventre matelassé, ses hanches galbées, ses cuisses épanouies, ses fesses viandeuses et ses seins lourds. Lancer dans la presse une publication inédite est tâche ardue, mais d’emblée son succès fut immense. On attribua ce phénomène au nouveau titre, plus explicite. Il fut distribué dans tous les kiosques et réclamé sur les avions de ligne. Label Bleu et Etiquette Bleue s’y chamaillèrent en pleines pages de publicité achetées à l’année, disputées aux Croisières Bombolla qui affrétèrent un second navire et à une nouvelle ligne de lingerie fine masculine griffée Filégreg dont le logo rappelait un triple 8. Jeune & Gras installa ses studios dans les bureaux qui venaient de se libérer au rez-de-chaussée de l’immeuble, entre les escaliers C et D, et bientôt, par le biais de l’Association des Gardiens d’Immeuble, l’on vit foule de jeunes gens promis à pleines formes venir régulièrement se faire photographier par Greg aux fins de paraître dans les prochains numéros et s’y voir prononcer des répliques signées : « Jocelyne ». FIN Source: http://www.bom.com | |
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